Il faut absolument relire « Le Macroscope » et se remettre en mémoire ces « Notes de voyage en écosocialisme », à la toute fin du livre, qui n’a pas pris une ride. « Le Macroscope » est en ligne en version intégrale et en anglais sur : http://pespmc1.vub.ac.be/macrbook.html).
Notes de voyage en écosocialisme (12 Août -15 Octobre, 8A.C.*)
- Lors du premier référendum « électronique » organisé sur terminaux individuels, les écocitoyens ont préféré à tout hymne national une citation de Dennis Meadows (universitaire américain qui, en 1971, avait attiré l’attention sur la nécessité des limites de la croissance).
« Après deux siècles de croissance, nous nous retrouvons avec des sciences naturelles et sociales grevées de partis pris et de taches aveugles. Il n’y a pas actuellement de théorie économique d’une société fondée sur la technologie où les taux d’intérêt se ramènent à zéro, où le capital productif ne tende pas à l’accumulation, et où le principal souci soit celui de l’égalité, plutôt que de la croissance. Il n’y a pas de sociologie de l’équilibre qui s’intéresse aux problèmes sociaux d’une population stabilisée, où les hommes et les femmes d’un certain âge soient en majorité. Il n’y a pas de science politique de l’équilibre capable de nous éclairer sur les moyens de pratiquer le choix démocratique, dans une société où le gain matériel à court terme cesserait d’être le critère de la réussite politique. Il n’y a pas de technologie de l’équilibre qui donne la priorité absolue au recyclage de la matière sous toutes ses formes, à l’utilisation de l’énergie solaire qui n’est pas polluante, à ma minimisation des flux tant de matière que d’énergie. Il n’y a pas de psychologie de l’état de stabilité qui permette à l’homme de trouver une nouvelle image de lui-même et d’autres motivations, dans un système où la production matérielle serait constante et équilibrée en fonction des ressources limitées de la terre.
Tel serait donc le grand défi pour chacune de nos disciplines traditionnelles : élaborer le projet d’une société qui trouve ses ressorts matériels et son attrait dans l’état d’équilibre. La tâche serait lourde de difficultés techniques et conceptuelles : les solutions n’en seraient que plus satisfaisantes pour l’esprit, et d’un immense avantage pour la société ».
- L’avènement de l’écosociété s’est déroulé en trois grandes étapes, fondée chacune sur un type d’économie correspondant à un environnement donné : l’économie de survie (société primitive), l’économie de croissance (société industrielle), et l’économie d’équilibre (société post-industrielle ou éco-société).
L’économie d’équilibre (ou économie stationnaire) qui caractérise actuellement l’écosociété, n’implique pas, comme certains le pensaient vers la fin des années 70, une « croissance zéro ». La limitation du choix entre « la croissance à tout prix » et « l’arrêt de la croissance » était probablement due à l’emploi prépondérant d’une logique d’exclusion propre à l’époque et qui éliminait toute nuance ou toute complémentarité. On s’est aperçu que la vraie question n’était pas « croître ou ne pas croître ?» mais plutôt, « comment réorienter l’économie de manière à mieux servir, à la fois, les besoins humains, le maintien de l’évolution du système social et la poursuite d’une véritable coopération avec la nature. »
- L’économie d’équilibre qui caractérise l’écosociété est donc une économie « régulée », au sens cybernétique du terme. Certains secteurs peuvent passer par des phases de croissance ; d’autres sont maintenus à l’équilibre dynamique ; et d’autres encore à un taux de
croissance « négative ». Mais « l’équilibre » de l’économie résulte de l’harmonie de l’ensemble. Comme pour la vie, cet état stationnaire est un déséquilibre contrôlé.
Un modèle de société proposé dans le courant des années 70, se rapprochait de l’écosociété : la société conviviale d’Ivan Illich. Mais ce modèle s’en éloigne aussi dès que l’on considère certains aspects que je décrirai dans un instant. Il faut d’abord rappeler, selon Ivan Illich, ce que signifient les deux notions fondamentales de convivialité et de monopole radical.
« J’appelle convivialité une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil. »
« L’homme qui trouve sa joie et son équilibre dans l’emploi de l’outil convivial, je l’appelle « austère »… L’austérité n’a pas vertu d’isolation ou de clôture sur soi. Pour Aristote, comme pour Saint Thomas d’Aquin, elle est ce qui fonde l’amitié. »
« Un monopole radical s’établit quand les gens abandonnent leur capacité innée de faire ce qu’ils peuvent pour eux-mêmes et pour les autres, en échange de quelque chose de « mieux » que peut seulement produire pour eux un outil dominant… Cette domination de l’outil assure le consommation obligatoire et dès lors restreint l’autonomie de la personne. C’est là un type particulier de contrôle social renforcé par la consommation obligatoire d’une production de masse que seules les grosses industries peuvent assurer. »
Mais Illich semble avoir sous-estimé dans son modèle certaines techniques dont le développement ne fut ralenti ni par les crises ni pas les changements de régime : l’explosion des télécommunications, la miniaturisation et la décentralisation de l’informatique, et la maîtrise par l’homme de certains processus naturels, particulièrement en biologie et en écologie. Les télécommunications et la micro-informatique ont ainsi permis la création de réseaux décentralisés « d’intelligence répartie », contrôlée par les utilisateurs eux-mêmes. Ces progrès ont été rendus possibles par une plus étroite association entre le cerveau humain et l’ordinateur ; cette association, fondée sur la reconnaissance de la voix, de l’écriture ou des formes, et sur un dialogue oral a peu à peu transformé l’ordinateur en un véritable assistant intellectuel.
- La maîtrise et l’imitation de certains processus naturels se sont effectuées au niveau industriel par l’utilisation de micro-organismes et d’enzymes dans la production d’aliments, de médicaments ou de substances chimiques utiles à la société. Et, au niveau écologique, par le contrôle et la régulation de cycles naturels, dans le but d’accroître les rendements agricoles ou pour éliminer plus efficacement les déchets du métabolisme social. Ces techniques de bio-engineering et d’éco-engineering ont ouvert la voie à de nouveaux processus industriels moins polluants, peu consommateurs d’énergie, et plus faciles à contrôler et à décentraliser que les anciens procédés de production de masse.
- Lénine disait : « Le communisme, c’est les Soviets, plus l’électricité. » Eh bien, l’écosociété, c’est la convivialité, plus les télécommunications !
Car les grandes crises économiques et les percées technologiques ont transformé la société industrielle classique, par suite d’un double mouvement : une décentralisation (ou différenciation) conduisant à la maîtrise et au contrôle des outils modernes ; et une recentration (ou intégration) résultant principalement des progrès des télécommunications et de la micro-informatique.
Ce double mouvement a permis un accroissement de l’efficacité de la gestion communautaire par la base (et donc la disparition progressive de certains « monopoles radicaux ») et un accroissement de la participation de chacun à tous les niveaux de la vie du système social.
La décentralisation se fonde sur les responsabilités individuelles. Tandis que la participation permet une régulation, (depuis le niveau décentralisé jusqu’à celui des grands régulations macroscopiques), du métabolisme de la société. Cette rééquilibration des pouvoirs s’est évidemment accompagnée de profondes modifications dans les structures politiques, économiques et sociales.
- A la différence des sociétés industrielles de type classique structurées « du haut vers la bas », l’écosociété s’est construite du « bas vers le haut ». A partir de la personne et de sa sphère de responsabilités ; par la mise en place de communautés d’utilisateurs, assurant la gestion décentralisée des principaux organes de la vie de la société. Notamment les moyens de transformation de l’énergie ; les systèmes d’éducation, les moyens électroniques de communication, de participation et de traitement des informations : et, dans certains secteurs industriels, des moyens de production.
L’écosociété admet la coexistence de la propriété privée des moyens de production et de la propriété par l’Etat. Dans le prolongement du régime libéral, elle favorise le don novateur et la capacité d’adaptation de la libre entreprise et la libre concurrence. Mais elle soumet les entreprises au contrôle strict des communautés de consommateurs et d’utilisateurs. Les communautés de la base collaborent avec les responsables de la politique du pays à une planification participative, permettant de choisir les grandes finalités et de fixer les principales échéances.
- La « rétroaction sociale » qui s’exerce à tous les niveaux hiérarchiques de la société, permet le contrôle et la mise en application de cette planification, ainsi que l’adaptation à de nouvelles conditions d’évolution.
Les grandes régulations portent principalement sur la régulation de la consommation en énergie ; la régulation du taux d’investissements ; la régulation du taux de croissance de la population ; et la régulation des principaux cycles correspondant aux fonctions d’approvisionnement, de production, de consommation et de recyclage.
La consommation en énergie est maintenue au niveau où elle se trouvait au début des années 80. Ce n’est pas l’austérité monacale, l’énergie est mieux répartie, mieux économisée, plus efficacement utilisée.
- Les nouveaux investissements servent principalement à équilibrer l’obsolescence du parc de machines et de constructions, ou pour ouvrir de nouveaux secteurs correspondant à des besoins sociaux.
- Le taux de naissance et maintenu au taux de renouvellement de la population ; laquelle se maintient à l’état stationnaire.
- On a complètement réorganisé les circuits d’approvisionnement, de production, de consommation, de recyclage. La création de filières de récupération et de systèmes de tri décentralisé a permis de reconnecter les cycles correspondant au métabolisme de l’organisme social avec les cycles naturels de l’écosystème.
- L’écosociété est décentralisée, communautaire, participative. La responsabilité et l’initiative individuelle existent vraiment. L’écosociété repose sur le pluralisme des idées, des styles et des conduites de vie. Conséquence : égalité et justice sociale sont en progrès. Mais aussi, bouleversement des habitudes, des modes de pensée et des mœurs. Les hommes ont inventé une vie différente dans une société en équilibre. Il se sont aperçu que le maintien d’un état d’équilibre était plus délicat que le maintien d’un état de croissance continue.
Grâce à une nouvelle vision, à une nouvelle logique de la complémentarité, à de nouvelles valeurs, les hommes de l’écosociété ont inventé une doctrine économique, une science politique, une sociologie, une technologie et une psychologie de l’état d’équilibre contrôlé. C’est ce que réclamait Dennis Meadows.
- Cette autre manière de vivre se traduit dans toutes les activités de la société : et surtout au niveau de l’organisation des villes, du travail, des rapports humains, de la culture, des coutumes et des mœurs. (Importance de l’intégration totale des télécommunications à la vie quotidienne.)
Les villes de l’écosociété ont été profondément réorganisées. Les quartiers les plus anciens sont rendus aux hommes, débarrassés de l’automobile, l’air y est devenu respirable et le silence y est respecté. Les voies piétonnières sont nombreuses. Dans les rues, dans les parcs, les gens prennent leur temps.
- Les villes nouvelles éclatent en multiples communautés composées de villages interconnectés. C’est une société « rurale », intégrée par un réseau de communication extraordinairement développé. Ce réseau permet d’éviter les déplacements inutiles. Beaucoup de gens travaillent chez eux.
- Dans les entreprises, de nombreux employés ne sont plus soumis à des horaires de travail rigoureux. L’extension des méthodes d’aménagement du temps de travail a entraîné une véritable « libération du temps ». L’éclatement des temps individuels et la désynchronisation des activités qui en résulte sont équilibrés par la comptabilisation d’un « temps collectif » qui permet une meilleure répartition des tâches ; au niveau des entreprises et au niveau social. L’aménagement du temps porte aussi sur d’autres périodes de la vie ; les vacances, l’éducation, la formation professionnelle, la carrière, la retraite.
- L’écosociété catalyse le jaillissement des activités de services. C’est la dématérialisation presque totale de l’économie. Une grande part des activités sociales se fonde sur les services mutuels, les échanges de services. Le brassage des hommes et des idées est facilité par les réseaux de consommation ; l’effort intellectuel par l’informatique décentralisée.
- Les sociétés industrielles, jadis, n’avaient pas été capables de supporter l’accroissement exorbitant des coûts de l’éducation et de la santé et la qualité de ces services s’étaient dégradée. L’écosociété est repartie des nœuds du réseau humain. L’enseignement mutuel et l’assistance médicale mutuelle sont réalisés à grande échelle. Mais, alors que la maîtrise de la mégamachine secrétée par les sociétés industrielles, exigeait une sur-éducation, l’enseignement de l’écosociété est considérablement réduit. Il est à la fois globale, plus pratique et plus intégré à la vie. Par ailleurs, on consomme moins de médicaments, on fait moins appel aux médecins ou l’on ne se rend à l’hôpital que dans des cas extrêmes. La vie est plus saine. Les méthodes de prévention des maladies plus efficaces ; et l’on cherche plus à stimuler les défenses naturelles de l’organisme qu’à agir de « l’extérieur » à coup de substances chimiques.
- Le pétrole et les énergies sont toujours largement utilisés dans l’écosociété, mais la stabilisation de la consommation d’énergie à un niveau permettant une répartition équitable des ressources, à entraîné de profondes modifications. Des programmes de mise en route de nouvelles centrales nucléaires ont été abandonnés. La décentralisation des moyens de transformation de l’énergie a conduit à l’exploitation de nouvelles sources. Mais ce sont toujours les économies d’énergie et la lutte généralisée contre le gaspillage qui ont permis de stabiliser la consommation en énergie. On a appris à utiliser l’énergie propre des systèmes sociaux ; énergie qui n’était jadis libérée qu’en périodes de crise, de révolution ou de guerres.
- La motivation qui conduit à l’action reposait jadis sur l’intérêt, (argent, honneurs), la contrainte (réglementation, peur de l’amende) ; ou, parfois sur la compréhension de l’utilité de son geste et le sens de la responsabilité sociale. La « transparence » de l’écosociété, une meilleure information, une participation plus efficace, ont conduit peu à peu à faire jouer les deux dernières motivations, sans lesquelles il n’y a pas de réelle cohésion sociale.
- Dans l’industrie et dans le secteur agricole, on a remplacé des procédés consommateurs d’énergie par des technologies plus douces et par des processus naturels. Dans certaines industries de transformation, comme la pétrochimie, on a abandonné plusieurs activités trop coûteuses en énergie. Le recyclage des calories et des matières premières est évidemment pratiqué à une très grande échelle. Les produits manufacturés sont plus robustes, plus faciles à réparer. Ce qui revitalise toutes sortes d’activités d’entretien et de réparation. L’artisanat renaît vigoureusement. Les objets sont déstandardisés, personnalisés.
- La révolution bio-technologique a radicalement modifié les méthodes de l’agriculture et de l’industrie alimentaire. De nouvelles espèces bactériennes sont devenues les grandes alliées de l’homme dans des activités de production et de recyclage. Des enzymes artificiels permettent de fabriquer engrais et aliments. Mais l’on connaît des restrictions en raison du gaspillage inconsidéré de la société industrielle.
- L’écosociété c’est aussi l’explosion du qualitatif et de la sensibilité. L’exploration et la conquête de l’espace intérieur. Moins préoccupés par la croissance, produisant et consommant moins, les gens ont retrouvé le temps de s’occuper d’eux-mêmes et des autres. Les rapports humains sont riches, moins compétitifs. On respecte les choix et les libertés d’autrui. Chacun est libre de poursuivre la recherche du plaisir sous toutes ses formes : sexuel, esthétique, intellectif, sportif… La création individuelle et l’accomplissement personnel reviennent souvent dans les conversations. On admire le caractère unique et irremplaçable d’une œuvre artistique, d’une découverte scientifique ou d’un exploit sportif.
- Les progrès scientifiques sont marqués par le prodigieux essor de la biologie. Mais, d’une manière plus aiguë que jamais, se posent les problèmes des rapports entre la science et la politique, la science et la religion, la science et la morale. Une « bio-éthique » renforce la nouvelle morale de l’écosociété. Elle se fonde sur le respect de la personne humaine ; oriente et guide les choix. Car les hommes de l’écosociété disposent de redoutables pouvoirs : manipulations hormonales et électroniques du cerveau, manipulations génétiques, synthèse des gènes, action chimique sur l’embryon, implantation d’embryon in vitro, choix des sexes, ou action sur les processus de vieillissement.
- Les relations entre les hommes et la mort ont évolué. La mort est acceptée, réintégrée à la vie. Les personnes âgées participent à la vie sociale ; elles sont l’objet du respect et de la considération.
- Un sentiment religieux (une religion émergente, et non pas seulement révélée) irrigue toutes les activités et l’écosociété. Il sous-tend et valorise l’action. Il confère l’espoir que quelque chose peut être sauvé. Parce qu’il existe en chacun un pouvoir unique de création ; et parce que l’issue est dans la création collective.
Voilà, c’est un scénario parmi d’autres. Dans un monde parmi d’autres. Il contient une grande part de rêve ? J’en conviens. Mais il est important de rêver. Et pourquoi ne prendrait-on pas ses rêves pour des réalités ?... Juste le temps de construire un monde. ».
Joël de Rosnay, Paris, décembre 1974.
.C. : « après la crise », c’est-à-dire après la grande crise mondiale des économies.
Nota : Le livre « Le Macroscope » en intégralité et en langue anglaise : http://pespmc1.vub.ac.be/macrbook.html.
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