vendredi 2 juillet 2010

Dans le Delta du Niger, les puits fuient depuis 50 ans !


DANS LE DELTA DU NIGER, LES PUITS FUIENT DEPUIS CINQUANTE ANS !
Vincent Rémy
TÉLÉRAMA, 23 juin 2010

Carte postale "Le Nigeria et ses plages Shell-Exxon"

"Ce reportage, terrifiant, était le 16 juin dernier en une du New York Times.
Golfe du Mexique ? Non, golfe de Guinée. Delta du fleuve Niger, pas du Mississippi. Mangrove africaine qui a nourri les populations pendant des siècles grâce à l'abondance de ses poissons, de ses coquillages, de sa vie sauvage. Adam Nossiter, chef du bureau du NYT en Afrique de l’Ouest, révèle des chiffres accablants :
Le delta du Niger, où la richesse du sous-sol est inversement proportionnelle à la pauvreté de la surface, a enduré l'équivalent d'un Exxon Valdez chaque année depuis cinquante ans.
Pollution tranquille, silencieuse, insidieuse. Les puits fuient, les pipelines rouillent. Les compagnies ne s'appellent pas BP, mais Royal Dutch Shell ou Exxon Mobil. Peu importe. Elles ont les mêmes arguments : c'est la faute à pas de chance. Ou plus exactement « aux voleurs et aux saboteurs ». Seulement 2 % des fuites sont dues à des problèmes d'installation ou des erreurs humaines, prétend même la porte-parole de Shell à Lagos. Bien sûr…
Le jour de la publication de cet article du New York Times, Barack Obama obtenait, pour la mangrove américaine, les excuses de BP et la création d'un compte séquestre doté de vingt milliards de dollars. La veille, le président américain, dénonçant une « philosophie » hostile à toute régulation, avait annoncé de « meilleures réglementations » et un « plan de restauration du golfe ». Et il engageait ses compatriotes à une « mission nationale » : le développement de nouvelles énergies, qu'il comparait aux grands défis du passé, conquête de la Lune ou mobilisation pour la Seconde Guerre mondiale… Quel lien entre ces deux informations, la déréliction du golfe de Guinée et le défi d'Obama ? La réponse est dans l'article d'Adam Nossiter :
Que le désastre du golfe du Mexique ait pétrifié un pays et un président qu'ils admirent tant est un sujet d'étonnement pour les gens ici constate-t-il, avant de rapporter les propos d'un responsable local : Obama se préoccupe de cette catastrophe-là, personne ne se préoccupe de la nôtre. Nous n'avons pas de médias internationaux pour parler de nous, alors tout le monde s'en fiche. Propos de bon sens. Que la vivacité de la démocratie soit liée à la bonne santé de la presse est plus que jamais une évidence : les Américains ont beau avoir élu le président le plus sensible aux questions sociales et environnementales qu'ils aient jamais eu, Barack Obama n'a trouvé la force de résister aux lobbies pétroliers et de revenir sur des concessions antérieures que sous la pression médiatique. Cette pression ne doit pas faiblir. Mais elle doit surtout devenir planétaire. Et pour cela, Internet est nécessaire mais n'a de sens qu'avec le maintien d'une grande presse quotidienne. Face à la rapacité des compagnies pétrolières occidentales, exploitant l'impéritie ou la faiblesse des États africains, notre responsabilité citoyenne est immense.".
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25 JUIN 2010. Source : Pensées d'outre-politique

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Et pendant ce temps là, dans le Delta du Niger…

REUTERS/Austin Ekeinde

Alors que le volontarisme politique de Barack Obama a amené la compagnie BP, sinon à résorber la marée noire du Golfe du Mexique, au moins à s’excuser publiquement et à signer un gros chèquepour réparer les conséquences environnementales et sociales de ce désastre, d’autres marées noires surviennent régulièrement depuis une cinquantaine d’années dans le premier pays producteur de brut d’Afrique, le Nigéria, et plus précisément dans le Delta du fleuve Niger, dans l’indifférence générale. Je vous propose une petite revue de presse sur cette question.

Il est impossible de mesurer la quantité de pétrole répandu dans le delta du Niger chaque année, car les pétroliers et le gouvernement veillent à ne pas divulguer l’information. Cependant, si l’on en croit deux grandes enquêtes indépendantes réalisées ces quatre dernières années, il s’en déverse autant par an dans la mer, dans les marais et sur terre que ce qui a fui dans le golfe du Mexique jusqu’à présent… Selon un rapport publié en 2006 par le World Wide Fund (WWF) Royaume-Uni, l’Union internationale pour la conservation de la nature et la Nigerian Conservation Foundation, jusqu’à 1,5 million de tonnes de brut – soit cinquante fois la marée noire provoquée par le pétrolier Exxon Valdez en Alaska – se sont déversées dans le delta durant le demi-siècle écoulé. En 2009, Amnesty International a calculé que ces fuites ont représenté l’équivalent d’au moins 9 millions de barils. L’organisation accuse les géants de l’industrie de violer les droits de l’homme. Les autorités nigérianes ont recensé officiellement plus de 7 000 marées noires entre 1970 et 2000, et 2 000 grands sites de pollution, la plupart touchés depuis plusieurs décennies. Des milliers d’autres, plus petits, attendent toujours un hypothétique nettoyage. Plus d’un millier de procès ont été intentés rien que contre Shell.

(Courrier International, The Guardian, 03/06/2010)

Du côté du Figaro, on souligne le décalage entre les profits réalisés par les compagnies et l’Etat nigérian d’un côté, et les souffrances endurées par les populations qui vivent sur place :

Selon l’ONU, plus de 6 800 fuites entre 1976 et 2001 ont déversé environ 3 millions de tonnes de pétrole, ruinant l’écosystème et les 31 millions d’habitants de la région. «C’est l’équivalent d’un Exxon Valdez par an depuis cinquante ans», affirme Jacques Viers, président de la commission entreprises d’Amnesty International. L’an dernier, l’ONG a consacré un rapport virulent au désastre.

Les Nigérians du delta n’ont presque rien vu des 600 milliards de dollars qu’a rapporté le brut au cours du demi-siècle. Ils n’ont vu que la pollution qui les ronge. «Les habitants sont contraints de se laver, de boire et de cuisiner avec des eaux polluées. Ils mangent du poisson -s’ils ont la chance d’en trouver encore- contaminé par les hydrocarbures et d’autres toxines. Leurs terres agricoles sont détruites», détaille le document d’Amnesty. (…)

«Aucune opération de dépollution n’est réellement menée, constate Jacques Viers. Shell fait la sourde oreille.»

(Le Figaro, 16 juin 2010)

Au passage, au sujet de la marée noire du Golfe du Mexique, j’ai découvert au fil de mes pérégrinations sur le web qu’il existe une possibilité de regarder la fuite en direct : pour insomniaques uniquement. Mais reprenons :

With new estimates that as many as 2.5 million gallons of oil could be spilling into the Gulf of Mexico each day, the Niger Delta has suddenly become a cautionary tale for the United States.

As many as 546 million gallons of oil spilled into the Niger Delta over the last five decades, or nearly 11 million gallons a year, a team of experts for the Nigerian government and international and local environmental groups concluded in a 2006 report. By comparison, the Exxon Valdez spill in 1989 dumped an estimated 10.8 million gallons of oil into the waters off Alaska.

So the people here cast a jaundiced, if sympathetic, eye at the spill in the gulf.“We’re sorry for them, but it’s what’s been happening to us for 50 years,”said Emman Mbong, an official in Eket.

The spills here are all the more devastating because this ecologically sensitive wetlands region, the source of 10 percent of American oil imports, has most of Africa’s mangroves and, like the Louisiana coast, has fed the interior for generations with its abundance of fish, shellfish, wildlife and crops.

Though much here has been destroyed, much remains, with large expanses of vibrant green. Environmentalists say that with intensive restoration, the Niger Delta could again be what it once was.

Nigeria produced more than two million barrels of oil a day last year, and in over 50 years thousands of miles of pipes have been laid through the swamps. Shell, the major player, has operations on thousands of square miles of territory, according to Amnesty International. Aging columns of oil-well valves, known as Christmas trees, pop up improbably in clearings among the palm trees. Oil sometimes shoots out of them, even if the wells are defunct.

(Adam Nossiter, New York Times, 16/06/2010)

Si les compagnies pétrolières se défaussent en affirmant que ces pollutions sont la plupart du temps la conséquences d’actes de sabotage, tel n’est pas l’avis des associations écologistes. Ici Nnimmo Bassey, responsables des Amis de la Terre au Nigéria :

Depuis 1958, l’histoire de l’industrie pétrolière au Nigeria se confond avec celle des marées noires et de la pollution. Il y a en moyenne 300 déversements de pétrole chaque année. Nous avons aujourd’hui 2 400 sites pollués qui n’ont pas été correctement nettoyés.Je peux citer des dizaines de catastrophes. La plus récente a commencé le 1er mai dernier. Un oléoduc mal entretenu de la compagnie ExxonMobil a rompu dans l’Etat d’Akwa Ibom (sud-est du pays). En une semaine, l’équivalent de 28 570 barils s’est échappé. Et quand des manifestants se sont regroupés autour de la fuite, ils ont été molestés par les membres des services de sécurité de la compagnie.

Nous avons constaté que les déversements de pétrole sont surtout causés par des défaillances de l’équipement et des canalisations rouillées. La plupart des pipelines dans le delta du Niger ont été construits il y a 30 ans et les installations qui ne sont pas enterrées ne sont pas protégées. Quand les compagnies prétendent que les ruptures sont causées par des actes de sabotage, elles veulent juste se défausser de leur responsabilité. Selon nos chiffres, cela ne représente que 15% des cas. Car quand les milices sabotent, elles l’annoncent clairement.

(France 24, 23/06/2010)

Infographie Le Figaro

La réalité est sans doute à mi-chemin, comme semble le suggérer cet article paru dans l’Express :

A qui s’en prendre? Les groupes pétroliers prétendent que 90% des fuites ont des origines externes, mais il est difficile d’obtenir des chiffres fiables. « Certes, les compagnies entretiennent mal les oléoducs, mais il y a aussi des attaques contre les installations par des militants et des habitants de la région pompent le carburant de façon sauvage. Ajoutons à cela un trafic de brut à grande échelle, avec la complicité des pétroliers et même de la Navy nigériane », assure Philippe Sébille-Lopez. L’auteur de Géopolitique du pétrole tempère: « Le problème dans le delta du Niger est très complexe, et les torts sont partagés. Par exemple, en 2009, un convoi de barges remplies de pétrole a été détourné. Lorsqu’ils ont failli être rattrapés par la Navy, les trafiquants ont coulé les bateaux dans le delta! »

Autre anecdote: « La communauté Ogoni a chassé les compagnies pétrolières de son territoire. Lorsqu’une canalisation a pris feu sur leurs terres, il a fallu 2 mois pour la réparer car Shell, le propriétaire de la canalisation, n’a pas pu pénétrer dans la zone! » « Chacun est responsable », juge Philippe Sébille-Lopez.

(L’Express, 21/06/2010)

Comme l’explique un article paru dans Télérama cette semaine, qui évoque l’article du 16 juin, paru à la « Une » du New York Times, les différences de traitement entre les deux catastrophes, l’une ponctuelle, et l’autre, permanente, sont flagrantes, et tiennent à la pression médiatique, énormes pour l’une, inexistante pour l’autre :

Le jour de la publication de cet article du New York Times, Barack Obama obtenait, pour la mangrove américaine, les excuses de BP et la création d’un compte doté de 20 milliards de dollars. La veille, le président américain, dénonçant une « philosophie » hostile à toute régulation, avait annoncé de « meilleures règlementations » et un « plan de restauration du golfe ». Et il engageait ses compatriotes à une « mission nationale » : le développement de nouvelles énergies, qu’il comparaît aux grands défis du passé, conquête de la Lune ou mobilisation pour la Seconde guerre mondiale…

Quel lien entre ces deux informations, la déréliction du golfe de Guinée et le défi d’Obama? La réponse est dans l’article d’Adam Nossiter : « Que le désastre du golfe du Mexique ait pétrifié un pays et un président qu’ils admirent tant est un sujet d’étonnement pour les gens ici », constate-t-il, avant de rapporter les propos d’un responsable local : « Obama se préoccupe de cette catastrophe-là, personne ne se préoccupe de la nôtre. Nous n’avons pas de médias internationaux pour parler de nous, alors tout le monde s’en fiche. »

Propos de bon sens. Que la vivacité de la démocratie soit liée à la bonne santé de la presse est plus que jamais une évidence : les Américains ont beau avoir élu le président le plus sensible aux questions sociales et environnementales qu’ils aient jamais eu, Barack Obama n’a trouvé la force de résister aux lobbies pétroliers et de revenir sur des concessions antérieures que sous la pression médiatique. Cette pression ne doit pas faiblir. Mais elle doit surtout devenir planétaire.

(Vincent Rémy, Télérama du 23 juin 2010)

Il est paradoxal, bien sûr, de parler de silence médiatique alors que de nombreux articles évoquent la question depuis quelques semaines un peu partout. Mais on est loin, en effet, de la formidable pression médiatique qui fait suite à la marée noire survenue au large de la Louisiane!


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